Ruines, pleurs et deuil : dans Gaza dévastée
Dans les rues de Jabaliya, les enfants ont trouvé un nouveau divertissement. Ils collectionnent les éclats d'obus et de missiles. Ils déterrent du sable des morceaux d'une fibre compacte qui s'enflamment immédiatement au contact de l'air et qu'ils tentent difficilement d'éteindre avec leurs pieds. "C'est du phosphore. Regardez comme ça brûle."
Sur les murs de cette rue, des traces noirâtres sont visibles. Les bombes ont projeté partout ce produit chimique qui a incendié une petite fabrique de papier. "C'est la première fois que je vois cela après trente-huit ans d'occupation israélienne", s'exclame Mohammed Abed Rabbo. Dans son costume trois pièces, cette figure du quartier porte le deuil. Six membres de sa famille ont été fauchés par une bombe devant un magasin, le 10 janvier. Ils étaient venus s'approvisionner pendant les trois heures de trêve décrétées par Israël pour permettre aux Gazaouis de souffler.
Le cratère de la bombe est toujours là. Des éclats ont constellé le mur et le rideau métallique de la boutique. Le père de la septième victime, âgée de 16 ans, ne décolère pas. "Dites bien aux dirigeants des nations occidentales que ces sept innocents sont morts pour rien. Qu'ici, il n'y a jamais eu de tirs de roquettes. Que c'est un acte criminel. Que les Israéliens nous en donnent la preuve, puisqu'ils surveillent tout depuis le ciel", enrage Rehbi Hussein Heid. Entre ses mains, il tient une feuille de papier avec tous les noms des morts et des blessés, ainsi que leur âge, qu'il énumère à plusieurs reprises, comme pour se persuader qu'ils sont bien morts.
Son voisin sort son portable et fait voir sur une vidéo les corps ensanglantés de ceux qu'il appelle "les martyrs". "Et Israël affirme être un pays démocratique ! Ce sont des criminels de guerre ! Pendant plusieurs heures les ambulances n'ont pas pu approcher. Pourquoi la communauté internationale ne fait rien ? Pourquoi laisse-t-on tous ces crimes impunis ? Israël doit rendre des comptes. Ce pays n'est pas au-dessus des lois. Si vous trouvez 100 résistants parmi les 5 300 blessés, venez me voir. Ce sont des assassinats purs et simples. Les Israéliens veulent soit nous chasser, soit nous enterrer."
Mohammed Abed Rabbo ne comprend pas cette hargne à tout détruire. "Que les Israéliens reçoivent des (tirs de roquettes) Qassam, je le reconnais. Mais ils doivent se poser la question de savoir pourquoi. Ils font semblant d'ignorer que nous sommes soumis à un blocus. La seule solution est que les deux peuples vivent ensemble sur la même terre. Les Israéliens doivent reconnaître nos droits."
Les faubourgs de Jabaliya et de Beit Lahiya portent les profondes blessures d'une guerre destructrice. Les façades ont des trous béants. Les portes métalliques des magasins ressemblent à des passoires. Impossible de faire plus de dix mètres sans trouver un immeuble aplati, une maison soufflée, un hangar avachi. Les pylônes électriques sont couchés sur le sol au milieu des cratères. La guerre n'a pas fait de détail. Les rues sont parsemées de débris de toute nature, de monceaux de gravats.
Mais le plus impressionnant reste la zone industrielle de Karni, près du point de passage des marchandises. Sur des kilomètres carrés, il ne reste pratiquement rien debout. Tout n'est que ruines et désolation. Israël a sans conteste voulu réduire à néant le tissu économique de la bande de Gaza déjà sinistré par le blocus instauré après la victoire du Hamas. La population déambule au milieu de ce champ de ruines, de poutrelles tordues, de tôles écrasées, de parpaings amoncelés. Les maisons, les mosquées n'ont pas été épargnées. Au loin, la frontière avec Israël est calme. Plus un char en vue. Plus un soldat à l'horizon. Plus qu'une étendue verte labourée par les chenilles des engins blindés.
A Zeitoun, à moins de deux kilomètres de la frontière israélienne, c'est la zone agricole qui a souffert des ravages de la guerre. Des champs d'oliviers entiers ont été couchés au sol. "Qu'est-ce qu'ils ont fait tous ces arbres ? Cela fait quarante ans qu'ils sont là. Pourquoi s'acharner sur eux", s'interroge Farouk Khoheir en contemplant ce sinistre. La plupart des fermes alentour ont été sérieusement endommagées. Les vaches tuées gisent, le ventre gonflé. Une noria de charrettes tirées par des ânes vient récupérer le bois des oliviers qui jonche les ornières laissées par les blindés.
Les paysans errent dans ce qui reste de leurs cultures après avoir fui au début de l'offensive terrestre. Hassan Ahmed Hassanine n'a pas eu le temps de partir. Il a été bloqué dans sa ferme avec 115 personnes, assistant impuissant à la destruction du travail de sa vie. "On a hissé des drapeaux blancs, mais les Apaches nous ont tiré dessus. Nous n'avons pu sortir qu'au bout de cinq jours", dit-il. Un membre de sa famille handicapé a été tué par une bombe. Les larmes aux yeux, il insiste pour nous montrer ce qui reste de sa propriété éventrée par les bulldozers, percée de toute part par les obus dont les éclats jonchent encore le sol. Impossible désormais de vivre dans ce lieu, comme s'il avait été secoué par un tremblement de terre.
Neuf familles au total sont sans abri. "Quel crime avons-nous commis. Il n'y avait pas de résistants ici. Nous n'avons rien contre Israël. Nous voulons simplement vivre en paix et en sécurité. Pourquoi tout détruire ? Comment vais-je faire pour m'en sortir ?", s'interroge Hassan Ahmed Hassanine qui a l'impression d'être abandonné de tous. "Vous êtes les premières personnes qui me rendent visite."
L'est de la ville de Gaza, les quartiers de Zeitoun et de Tal Al-Hawa ont particulièrement souffert des bombardements. La place de Barcelone transformée en position d'appui par Tsahal a été ravagée par les chars Merkava. Les butés de terre servant de rempart aux blindés sont toujours là. Le macadam des routes s'est désagrégé sous les chenilles.
En ville, les ministères, les commissariats, le Parlement, les casernes ne sont plus que des tas d'éboulis. Dans certains quartiers, il n'y a plus une seule vitre aux fenêtres. La vie reprend petit à petit ses droits. Des policiers règlent un flot de voitures encore mince. Les Gazaouis se remettent lentement du choc. "Après l'embargo, la guerre. Que nous réserve l'avenir ?", se demande Hussam en espérant que le cessez-le-feu va tenir.