Nous n’avons pas besoin de rappeler ici en détail le rôle qu’a joué la langue arabe à l’époque de la Djâhiliyya (période préislamique), c’est-à-dire celui d’un outil linguistique qui permettait d’exprimer les sensations les plus subtiles ainsi que les sentiments les plus délicats. Il suffit de consulter les dictionnaires ou encyclopédies ayant trait à cette langue pour se rendre compte de son immense richesse, richesse dont sont dépourvues la plupart des autres langues du monde. Parmi les manifestations de la richesse de la langue arabe on trouve le fait que les noms, notions et concepts bénéficient d’une très large palette de nuances qui permet de s’exprimer avec une extrême précision. Notons que les encyclopédies linguistiques n’ont pas encore été étudiées comme il se doit, elles recèlent encore de nombreux trésors dont les linguistes découvrent chaque jour l’étendue des liens avec des concepts modernes et de leur cohérence vis-à-vis des innovations de la pensée moderne.
Par ailleurs, à partir de l’ère islamique, les ouvrages en langue arabe traitant de mathématiques, de littérature, de philosophie ou encore de droit constituèrent un formidable réservoir linguistique qui servait de base essentielle pour l’intercompréhension des savants ainsi que pour la conceptualisation des théories les plus complexes, et ce, à une époque où la civilisation arabo-musulmane était à son apogée ; il suffit donc de feuilleter un livre de science ou de philosophie pour saisir l’étendue de la puissance et de la grandeur de la langue arabe. En somme, la langue arabe a un immense potentiel dont l’exploitation n’est limitée que par notre niveau en philologie.
Tout le monde sait que depuis la fin du premier siècle de l’Hégire « est apparu un mouvement idéologique de grande ampleur qui a essaimé dans les « universités » d’Orient ». Ce ne sont pas les Syriaques, les Perses ou les Grecs qui ont profité de ce mouvement – comme l’affirme l’auteur du livre Le miracle arabe –, mais un peuple qui vivait jusqu’à ce siècle hors des limites du monde civilisé, un peuple dont rien ne pouvait laisser présager qu’il assumerait l’immense rôle qui fut le sien dans l’histoire de la Civilisation à partir de l’avènement de l’Islam, ce peuple n’est autre que le peuple arabe.
La langue arabe est une langue littéraire et poétique depuis les origines de la Djâhiliyya, mais sa diffusion est, selon M. Fantigu, l’auteur du Miracle arabe, à mettre sur le compte des fruits matériels et spirituels qu’a produit l’Islam dont notamment la décision politique prise par les Umayyades de rendre obligatoire l’emploi de la langue arabe pour les documents officiels. Durant le deuxième siècle de l’Hégire a commencé le déclin des centres culturels grecs dans le Proche-Orient et « ce déclin a provoqué l’une des plus grandes crises que les langues aient connues », en conséquence, les peuples issus d’une ancienne civilisation comme les Egyptiens ou les Indiens se sont débarrassés de leur culture propre pour embrasser les croyances, les coutumes et les mœurs des Arabes, et ce, suite aux relations et contacts entretenus entre ces derniers et les peuples en question.
Depuis cette époque sont apparus d’autres peuples qui ont pris la place des Arabes dans des contrées que ceux-ci avaient conquises, mais, selon George Rivoire, « la puissance des adeptes de Muhammad () est restée vivace et elle n’a pas baissé ; en effet, dans toutes les régions d’Afrique ou d’Asie où les Arabes ont posé les pieds, de l’Occident à l’Inde, cette puissance a pénétré profondément et pour toujours, et les nouveaux conquérants de ces pays n’ont absolument pas réussi à annihiler ou repousser la religion des Arabes ainsi que leur langue ».
M. Fantigu a confirmé que la langue arabe devint chez les Perses la langue officielle, de même que les poètes perses eux-mêmes en firent leur outil linguistique pour composer leurs poèmes alors que leur dialecte, le bahlawi, était utilisé dans les montagnes. L’influence de la langue arabe a duré durant de nombreux siècles, elle devint même l’un des éléments essentiels de la langue urdu qui est la langue de la culture chez les Hindous dont le grand maître, Chahinama, qui est pour ces derniers ce que Homère fut pour les Grecs, était un fin connaisseur de la langue arabe. « Les Perses recommencèrent à composer leurs poèmes en langue perse à partir du Xe siècle » ; toutefois, la plupart des ouvrages scientifiques continuèrent à être écrits en arabe comme l’encyclopédie médicale d’al-Râzî ou la plupart des livres d’Ibn Sînâ.
Gustave Lebon a expliqué dans son ouvrage La civilisation des Arabes que la langue arabe est devenue la langue dominante dans toutes les contrées dans lesquelles les Arabes ont pénétré, elle a même remplacé complètement les langues locales ou les dialectes qui y étaient parlés comme le syriaque, le grec, le copte, le berbère, etc. Il s’est passé le même phénomène en Perse durant longtemps, malgré la renaissance de la langue perse, la langue arabe est restée la langue des gens cultivés et des érudits. Gustave Lebon a également affirmé que « les Perses étudient encore aujourd’hui (c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle) les sciences classiques, les sciences religieuses et l’histoire à partir de livres écrits en arabe ».
Il est important de rappeler que les ouvrages grecs les plus importants ont été traduits en arabe durant la période des Califes abbassides, c’est-à-dire à une époque où les Arabes se sont adonnés aux études de sciences et littératures étrangères avec enthousiasme. Selon George Rivoire dans son livre Les visages de l’Islam, « cet enthousiasme a dépassé de beaucoup celui dont ont fait montre les Européens lors de la Renaissance ; la langue arabe s’est adaptée aux exigences de la nouvelle réforme, elle s’est donc propagée dans tous les coins d’Asie et a fini par remplacer les langues anciennes ». La langue arabe est même venue à bout du latin, notamment dans la péninsule ibérique où, au IXe siècle, l’homme de lettres chrétien Alvaro critiqua vivement le fait que ses concitoyens ignoraient la langue latine, celui-ci dit : « Les chrétiens jouissent de la lecture de poèmes et des œuvres littéraires arabes et ils étudient les ouvrages des savants du kalâm musulmans, pas pour les réfuter, mais au contraire pour s’imprégner du style authentique et raffiné de la langue arabe. Tous les jeune hommes chrétiens de bonne éducation ne connaissent que la langue arabe et la littérature arabe, ils lisent les livres arabes et les étudient avec une grande ferveur, par ailleurs ils font tout pour se constituer une grande bibliothèque et pour ce faire ils ne regardent pas à la dépense, enfin, ils disent à qui veut l’entendre qu’ils trouvent la littérature arabe merveilleuse…tout ceci me fait très mal ! Les chrétiens ont même oublié leur liturgie, de surcroît on en trouve pas un sur mille qui peut écrire une lettre en latin à l’une de ses connaissances ; à l’inverse, on trouve de nombreuses personnes qui maîtrisent parfaitement la langue arabe ou même qui composent des poèmes dans cette langue dont la qualité dépasse celle des poèmes des Arabes eux-mêmes ».
L’historien Dozy a affirmé dans son livre Histoire des musulmans d’Espagne : « Parmi les causes de la notoriété des chrétiens cultivés il y avait la maîtrise de la littérature arabe, ces derniers méprisaient la rhétorique latine et ils écrivaient avec la langue des conquérants arabes ». Toujours selon Dozy : « La langue arabe fut l’outil linguistique de la culture et de la pensée en Espagne jusqu’en 1570, et dans la région de Valence certains villages utilisèrent la langue arabe jusqu’au début XIXe siècle ; l’un des professeurs de l’université de Madrid a reconstitué un contrat de vente rédigé en arabe similaire aux contrats de ce type qui étaient utilisés en Andalousie ».
De son côté l’historien Fiado, qui a écrit sur l’histoire des Arabes d’Espagne il y a plus d’un siècle, a rappelé l’extraordinaire richesse de la langue et de l’art poétique des Arabes, au point que tous les habitants de Silves (qui est aujourd’hui le paradis du Portugal) étaient des poètes, ceci est confirmé par Dozy.
La langue arabe, qui avait déjà un haut niveau de richesse et de maniabilité à l’époque de la Djâhiliyya, a atteint au IVe siècle de l’Hégire, c’est-à-dire au début de l’époque abbasside, son apogée. A ce propos, Zakî Mubârak a bien décrit la beauté de la prose arabe produite durant ce siècle, de même que Victor Birar a dit de la langue arabe de ce siècle « qu’elle était la langue la plus riche, la plus simple, la plus puissante, la plus raffinée, la plus solide, la plus maniable et la plus belle ; cette langue est un trésor plein de charmes et débordant de la magie de l’imagination, un trésor aux métaphores étonnantes, d’un abord agréable et excellent pour former des images ». Ce qu’il y a de plus étonnant – est cela n’a pas son équivalent chez les autres peuples – c’est que ce sont les bédouins qui sont les gardiens de ce trésor et « les grands maîtres de la prose arabe », certains ont puisé leur richesse linguistique et leur génie littéraire dans les poèmes.
L’influence de la langue arabe s’étendit très loin de son centre, jusqu’à une partie du sud de l’Europe où les gens étaient persuadés que cette langue était « le seul vecteur de transmission des sciences et de la littérature » comme l’affirme George Rivoire. Ce dernier a également dit que « les hommes d’Eglise furent contraints d’arabiser leurs recueils de lois pour en faciliter la lecture dans les églises d’Espagne, de même que Jean Séville fut obligé d’éditer les livres saints en langue arabe afin que les gens puissent les comprendre ».
Le Français Gustave Lebon a affirmé dans La civilisation arabe que la langue arabe a eu une grande influence en France, l’historien Sadiot a fait remarqué justement que les dialectes des régions d’Auvergne et du Limousin comportent de nombreux termes arabes et que les blasons ou écussons de diverses régions françaises portent des inscriptions en arabe. Par ailleurs, il était naturel que les Arabes, qui dominaient la méditerranée depuis le VIIIe siècle et donc une partie de la France et de l’Italie, transmettent aux autres peuples du vocabulaire militaire, administratif, scientifique, ayant trait à la pêche, etc. Ce type d’influences a été constaté en Sicile où le roi, Roger le Normand, portait des vêtements orientaux, de plus étaient brodés sur ses habits officiels des mots ou phrases en langue arabe, de même que les sceaux et les pièces comportaient à la fois des inscriptions en langue arabe et en langue normande, enfin il est à noter que l’amiral de Sicile était un fin connaisseur de la langue arabe, comme le dit le professeur Fantigu : « La langue arabe était en Sicile la langue de l’Etat, du commerce et des sciences ».
Pour ce qui est de la proportion de cette influence de la langue arabe en Occident, il semblerait que selon certains chercheurs les mots arabes empruntés par la langue espagnole représente environ le quart des mots contenus dans le dictionnaire (espagnol). Quant à la langue portugaise, elle aurait emprunté environ 3000 mots à l’arabe, le père Sasa Baptiste, qui est né à Damas, a composé un dictionnaire (1789) dans lequel il a rassemblé tous les mots arabes empruntés par le portugais, ce dictionnaire se compose de 160 pages. De son côté Dozy Wanjelman a rédigé un dictionnaire comportant tous les mots de l’espagnol et du portugais qui ont une racine arabe. Il y a d’autres langues, comme le maltais, qui ont emprunté la plupart de leurs mots à la langue arabe. Il y a peu de temps, on a pu entendre un discours prononcé par une personnalité maltaise officielle, lequel discours était parfaitement compréhensible par un locuteur arabe, d’autant plus que le dialecte maltais partage de nombreuses similitudes avec le dialecte maghrébin, d’ailleurs il est bien connu que beaucoup de dialectes parlés dans le monde arabe sont assez proches les uns des autres. A ce propos, Gustave Lebon a affirmé que « l’arabe est l’une des langues les plus harmonieuses ; en effet, si d’elle découlent divers dialectes comme celui du Châm, celui du Hedjaz, celui d’Egypte ou celui d’Algérie, ceux-ci ne se différencient les uns des autres que par d’infimes détails. Ainsi, si des habitants des habitants d’un village du nord de la France ne comprennent pas certains mots des dialectes utilisés dans le sud, on constate qu’à l’inverse des habitants du Maghreb peuvent parfaitement communiquer avec des gens d’Egypte ou du Hedjaz ». Le grand voyageur Burckard avait affirmé quant à lui que « celui qui connaît l’un de ces dialectes pouvait comprendre tous les autres sans difficulté ».
Il a été découvert en Sicile une tablette de liturgie chrétienne rédigée en langue arabe et datée selon le calendrier hégirien, laquelle date montre que cette tablette a été écrite 60 ans après la fin de la présence musulmane sur l’île.
Notons également que la langue grecque a également emprunté beaucoup de termes à l’arabe, mais ces empreints ont tellement été modifiés qu’il est difficile de déceler dans ces mots leur origine arabe.
Il est reconnu maintenant que les universités européennes ont été un facteur important de la diffusion de la langue arabe, laquelle devint durant le Moyen-âge la langue de la philosophie, de la médecine et de divers arts et sciences. L’arabe devint même la langue internationale vectrice de civilisation ; ainsi, au début du XIIIe siècle existait dans le sud de l’Europe un institut où la langue arabe était enseignée, puis un peu plus tard, une ordre chrétien installé dans différents pays organisa l’apprentissage de l’arabe un peu partout en Europe, et ce, en créant des chaires d’arabe dans les plus grandes universités européennes. Au XVIIe siècle l’Europe septentrionale a commencé à s’intéresser particulièrement à l’enseignement en langue arabe et à sa diffusion, en 1632, le gouvernement de Suède a décidé d’instaurer l’enseignement de l’arabe, puis ce pays a commencé à éditer et publier des ouvrages islamiques. De son côté la Russie a commencé à s’intéresser aux études orientales et à la langue arabe à partir de l’époque de Pierre le Grand, ce dernier avait envoyé cinq étudiants russes en Orient, puis en 1769 la reine Catherine II a rendu obligatoire l’enseignement de la langue arabe.
L’empreint de mots arabes par les langues européennes a également concerné le domaine scientifique ; ainsi, ces langues empruntèrent des mots comme « alcool » (al-kuhûl), « élixir » (al-iksîr), « algèbre » (al-djabr) ou encore « algorithme » (al-lûghrîtm). Par ailleurs, selon Levy Provençal, l’espagnol aurait emprunté à l’arabe la plupart des termes ayant trait aux plantes aromatiques et aux fleurs, puis des Pyrénées le vocabulaire des sciences naturelles est passé en France comme par exemple les mots « pruneau » (al-burqûq), « jasmin » (al-yasmîn), « coton » (al-qutn), « safran » (al-za’frân), etc. ; de même que presque tous les termes espagnols en rapport avec l’irrigation sont d’origine arabe, même chose pour les termes de la bijouterie ou ceux de l’architecture. L’Espagne et naturellement l’Amérique latine ont emprunté de nombreux termes arabes concernant les domaines culturel, économique ou encore sociologique.
Enfin, il est intéressant de noter qu’un grand érudit italien avait fait remarquer que la plupart des expressions arabes qui ont pénétré de manière étonnante dans la langue du Vatican n’ont pas été imposées par la colonisation, mais cela s’est fait naturellement grâce au rayonnement culturel de l’Islam.
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